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mardi 2 mars 2010

atterissage - 3: Quand le jupon dépasse



L’ÉNIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer) fut développé durant la Deuxième Guerre Mondiale afin de calculer la portée et la vitesse des trajectoires en balistique. Ce projet américain développé à la Moore School of Electrical Enginnering, de l’Université de Pennsylvanie, fut dessiné par John Mauchly et J. Preper Eckert, et décrit à l’époque comme la machine qui allait changer le monde.

Composée de quarante panneaux de huit pieds de haut, cette machine de métal noir tirait son pouvoir de 17,468 tubes à vide qui établissaient les relais entre l'information reçue et traitée. On y trouvait 70,000 transistors, 10,000 condensateurs et 3000 interrupteurs fonctionnant avec une programmation par câbles présents par douzaines. Constitué de vingt banques de témoins lumineux signalant les étapes de calcul, l’ÉNIAC additionnait jusqu’à 5,000 chiffres à la seconde. Pour apporter des modifications de programmation à ce monstre, il fallait ouvrir l’appareil et redistribuer les milliers d’interrupteurs et de connexions, une tâche complexe qui demandait de la force et un haut degré de patience. Le concept de l’ÉNIAC s’éloignait considérablement de celui de la machine universelle de Turing avec sa programmation écrite et la flexibilité de traitement des différentes entités numériques. Il n’était pas question de faire avec cette machine autre chose que du calcul de trajectoire.

Sur la photo prise le jour de son inauguration en février 1946, huit hommes civils et militaires sont regroupés devant l’immense ordinateur. Ils portent les noms de J. Presper Eckert, J. G. Brainerd, Sam Feltman, Capitaine H. H. Goldstine, Dr. J. W. Mauchly, Harold Pender, General G. M. Barnes, Colonel Paul N. Gillon. Ils sont ingénieurs, directeurs d’Université, général de l’Armée américaine. Tous fixent fièrement l’objectif de la caméra en esquivant un léger sourire.


Sur plusieurs documents photographiques, on constate la complexité de la machine qui tapisse avec des fils enchevêtrés et des circuits les murs d’un espace presque cinématographique. Le décor sombre donne aux scènes un caractère énigmatique digne d’un Citizen Kane. Debout, devant un panneau ou assise à un bureau, des femmes têtes penchées sur les documents qu’elles ont en main, ne fixent jamais l'objectif de la caméra. Sur les vignettes qui accompagnent ces documents de la U.S. Army, on lit «Woman behind card punch equipment, woman at background function table, A man in the background» Sur le site Historic Computer Images, http://ftp.arl.mil/historic-computers/, on lance un appel : Do You Know Who These People Are? Reconnaissez-vous quelqu’un sur ces photos? Peu à peu on retrace les personnes, les fantômes retrouvent leur identité, l’histoire se précise. Ces femmes sont les ordinatrices, «the human computers» comme les nommaient l’Armée américaine. Elles sont responsables de créer les tables de calcul qui déterminaient les trajectoires et les vitesses des missiles.


En 1943, une armée de quatre-vingt femmes et de trois hommes est recrutée à la More School de l’Université de Pensylvanie et engagée pour participer à une mission secrète. Ces gens doivent développer la programmation de l’ÉNIAC à partir de peu de choses. Avec quelques diagrammes indiquant le fonctionnement de la machine, aucun manuel en mains pour les aider, elles furent jusqu’en 1947 le cœur de la machine. Malgré leurs diplômes en mathématique, on les surnommait les «SP» pour «subprofessionals» ou sous-professionnelles. En 1945, alors que l’Armée octroie des fonds pour un projet expérimental, Kathleen McNutyMaychly Antonelli, Jean Jennings Bartik, Betty Synder Holberton, Marlyn Wescoff Melzer, Frances Bilas Spence et Ruth Lichterman Teitelbaum, six «invisible computers» ayant acquis un haut niveau de compétence en mathématique, deviendront «les programmeurs» (computers) du premier ordinateur numérique. Elles auront la tâche subséquente de transcrire cette programmation pour différents ouvrages scientifiques afin de transmettre aux chercheurs les méthodes et les formules appropriées. Il faut se rappeler que le monde des années 1940 est en guerre. Les hommes sont mobilisés et déployés en mission en Europe ce qui, d’une certaine façon, offre une chance inattendue pour ces femmes que l’on destinait inévitablement à l’enseignement des mathématiques. Elles auront eu l’avantage d’avoir répondu à une offre d’emploi envoyée par l’Armée et se seront retrouvées au centre de l’effervescence cybernétique. Impliquées et confrontées à des problèmes de haut niveau, elles ont répondu avec succès à ce qui leur était demandé.

Contrairement à Ada Lovelace ou à Alan Turing, ces mathématiciennes provenaient de la classe moyenne et n’avaient acquis aucun statut mythique qui puisse auréoler leur vie comme pour Lovelace et Turing. Elles étaient mariées, mère de famille, leur vie avait été sans histoire. Le jour du dévoilement de l’ÉNIAC en 1946, ces femmes furent retournées chez elles et aucun crédit ne leur fut accordé. En travaillant sans relâche à l’accroissement des vitesses de calcul de la machine, il aura fallu paradoxalement au-delà de cinquante ans pour reconnaître l’importance de leur travail dans le développement des ordinateurs. Nous devons leur réhabilitation à Kathy Kleiman, une historienne des technologies et à Sadie Plant, auteur de Zeroes + Ones : Digital Women and the New Technoculture qui ont fait voir qu’en dessous des habits militaires dépassait la dentelle d’un jupon.

Marie-Christiane Mathieu 2009

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