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dimanche 28 février 2010

atterissage -1 : Ada, fille de Lord Byron



Lors d'un après-midi pluvieux sur les rives du lac de Genève, Piercy Bysshe Sheyley , Mary Wollstonecraft Shelly et quelques amis en visite chez Lord Byron alors exilé en Suisse, discutent de vie et d'intelligence artificielles. En cherchant à tromper l’ennui de cette journée grise, ils se lancent le défi d’écrire une histoire de peur. Ils inventent un conte étrange qui met en scène un scientifique fou intrigué par les nouvelles capacités électriques de générer la vie. Peu de temps après cet exercice, le projet de créature artificielle voit le jour dans l’ouvrage Frankenstein, ou Prométhé moderne (1818), écrit par Mary Wollstonecraft Shelley à peine âgée de dix-neuf ans. À l’image des golems de la tradition juive, le monstre du Dr Frankenstein, symbolise la puissance de la technologie et de ses incidences sur la vie des hommes. Alors que la créature de Shelly nait du pouvoir de l’électricité, le Golem tire son énergie vitale de la puissance des mots qui lui sont mis en bouche par son maître, une analogie intéressante pour expliquer la fonction du langage logique développé dans la programmation informatique. Ce qui étonnera dans ce qui suit, est que cette transformation du langage qui exécute-ce-qu’il-dit sera inventé par Ada Byron, fille du légendaire poète Byron laquelle se penchera sur les problèmes symboliques des chiffres, un processus qu’elle comparera à celui de la création poétique.

Augusta Ada Byron Comtesse de Lovelace, (1815-1852) développe ces premiers phrasés de programmation pour le compte de Charles Babbage (1792-1871), inventeur de la Machine Analytique,l’ancêtre de nos ordinateurs. L’apport incontestable d’Ada Byron repose sur l’invention d’une programmation en deux temps afin de permettre à la machine de traiter différents types de contenus. En développant cette logique des nombres, Augusta Ada Byron Lovelace projette une vision singulière de la machine intelligente à l’époque du renouveau scientifique qui entame l’ère industrielle britannique. Cette idée de concevoir deux programmes distincts permet, selon Lovelace, que la machine soit universelle et accomplisse des tâches aussi diverses que de traiter du son, d'exécuter des graphiques ou simplement de répondre à des opérations de calcul. John Fuegi et Jo Francis écrivent qu’elle est la première personne à avoir traversé le seuil conceptuel de la machine à calculer en discernant d’une part sa capacité à produire des successions rapides d’opérations mathématiques et d’autre part à substituer symboliquement ces chiffres à d’autres types d’entités. Cent ans plus tard, Alan Turing reprendra les principes de programmation développés par «l’enchanteresse des chiffres» , en les qualifiant de «prophetic insight» c’est-à-dire d’intuitions prophétiques.

Ce qui frappe dans l’histoire d’Augusta Ada Byron Lovelace sont les événements qui entourent sa naissance et son éducation. Fille du poète Lord Byron de qui elle sera éloignée cinq semaines après sa naissance, Ada Byron recevra une éducation rigide axée sur l’apprentissage des mathématiques qui selon sa mère, Lady Byron aussi mathématicienne, l’éloignera de tout épanchement fantasme pouvant faire ressurgir la fibre paternelle.

«Mathematics was first for Lady Byron (mère de Ada) a mode of moral discipline. Accordingly, she arranged a full study schedule for her child, emphasizing music and arithmetic – music to be put to purposes of social service, aritmetic to train the mind.»

En tentant de détourner l’héritage controversé du père par les mathématiques et en évacuant toute forme d’épanchement de l’âme dans un enrôlement d’exercices logiques, elle ouvre à sa fille un monde fermé à la plupart des femmes de l’époque. Conséquemment, la vie d’Augusta Ada Byron s’ancre dans la logique mathématique dès l’âge de 6 ans et ceci dans une discipline rigoureuse et sévère. A 17 ans, n’ayant aucune possibilité de fréquenter les institutions universitaires, les femmes n’y étant pas acceptées, elle est prise en charge par Charles Babbage dont elle a admiré le travail sur la Machine Différentielle et par Mary Somerville une mathématicienne et commissaire d’exposition scientifique, un modèle féminin pour la jeune Ada. Après s’être mariée en 1835 à William King, 1er compte Lovelace et avoir eu trois enfants, elle suivra une série de formations avec différents professeurs dont Augustus De Morgan, professeur de mathématique à l’Université College de Londres. Pendant plusieurs années elle sera impliquée dans l’écriture des Notes , une longue série de commentaires et d’explications qui décrivent en profondeur le fonctionnement de la Machine Analytique de Babbage. Ce texte d’une grande clairvoyance pousse les capacités de la machine au-delà de ce qui était possible de penser à l’époque. Elle écrit :

«It may be desirable to explain, that by the word operation, we mean any process which alters the mutual relation of two or more things. […] This is the most general definition, and would include all subjects in the universe. […] But the science of operation as derived from mathematics more especially, is a science of itself, and has its own abstract thruth and value […] First, the symbols of operation are frequenlty also the symbols of the results of operation, as when they are the indices of powers. […] Again it might act upon other things besides number, were objects found whose mutual fundamental relations could be expressed by those of the abstract science of operation, and which should be also susceptible of adaptations to the action of the operating notation and mechanism of the engine.»

Au grand dam de la Comtesse, la machine analytique ne verra jamais le jour. Celle-ci pressée de voir cette machine fonctionner sermonnera régulièrement Babbage qui selon elle, utilise plus souvent qu’autrement les mauvaises stratégies dans la concrétisation de son œuvre : «finish your ‘tit-tat-to’ game, she wrote in a chatty note in 1848; complete something!» En parlant de cette machine et malgré l’accouchement de ses trois enfants, on lira dans sa correspondance avec Charles Babbage, «Well, I am very much satisfied with this first child of mine. He is an enormously find baby and will grow to be a man of the first magnitude and power.»

John Fuegi et Jo Francis soulèvent l’implication passionnée d’Ada dans l’élaboration de cette machine et le développement d’un langage original. En lisant «Lovelace & Babbage and the Creation of the 1843 ‘Notes’» on saisit le dépassement du maître et la presque abdication de celui-ci devant la projection visionnaire de son élève, «Ever my fair Interpretess, Your faithful slave, C. Babbage» conclut-il dans une lettre datée du 12 septembre 1843. Dr. Doron Swade, directeur du projet de l’exposition «Babbage Engine» au Computer History Museum de la Californie, affirme qu’Ada a vu dans l’invention de la Machine Analytique quelque chose ayant échappé à son concepteur qui ne voyait en elle qu’une machine à calculer des chiffres. La vision d’Ada Byron Lovelace annonçait l’ère numérique. Voici ce qu’elle écrit,

«Supposing, for instance, that the fundamental relations of pitched sounds in the science of harmony and of musical composition were susceptible of such expression and adaptation, the engine might compose elaborate and scientific pièces of music of any degree of complexity or extent.»

À travers l’acharnement d’Ada et sa conviction à vouloir concrétiser ce projet on entend aussi autre chose. Plusieurs analyses concluent qu’il y a dans cet engouement pour ne pas dire dans cet enfermement des chiffres une transposition intimement liée à la résolution de ses problèmes personnels. Comme l’écrira Joan Baum, cette femme aura été dirigée dès un très jeune âge vers les mathématiques afin qu’elle puisse mieux contrôler des émotions débordantes pouvant éveiller au monde l’héritage génétique de son père. Quoique très discrète au sujet de sa filiation, Ada portera la lourde responsabilité d’être la fille légitime du poète à qui elle sera fréquemment comparée. Sa détermination et sa passion souvent qualifiées de byroniques révèlent des états d’âme tumultueux mélangés d’envolées mystiques et mefistoliennes, «I am simply the instrument for the divine purpose to act on & thro…» écrira-t-elle à sa mère en 1844, «Like the Prophets of old, I shall speak the voice I am inspired with...» considérant que les abstractions mathématiques contribuent à la pureté de l’âme. Insidieusement, tout ce travail mathématique et la rédaction des Notes sur la Machine Analytique se mesurent à la grandeur de l’œuvre de Byron qu’elle n’aura jamais connu. Elle écrit, «I do not belive that my father was (or ever could have been) such a Poet as I shall be an Analyst (&metaphysician), for with me the two go together indissolubly». Elle écrira aussi «Our family are an alternate stratification of poetry and mathematic» . Ce qui se confirme avec le désir absolu de rédiger ces notes et ultimement d’y apposer sa signature est sans contredit d’entrer dans l’histoire au côté de l’auteur de Canto III (1816). La consécration d’Ada n’eut pas lieu telle qu’elle le désirait. Plusieurs années après sa mort en 1852, Charles Babbage dans Passages From the Life of a Philosopher écrit en 1864, introduira le chapitre sur la Machine Analytique par une ligne du poème Prophecy of Dante écrit par Byron en 1819 : «Man wrongs, and time avenges».

Marie-Christiane Mathieu, 2009