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samedi 17 juillet 2010

Un aller-retour Montréal-Québec

- mcm -
Quatre jours dans l'obscurité, la chaleur et la poussière d'un mur de brique que l'on défait et un aller-retour catastrophé Montréal-Québec, bientôt l'eau claire et rafraichissante de la mer.

- gap-
Aller/retour catastrophé? Il me semble que ma douce compagnie allégeait la tâche non?

-mcm-
Ta présence fut certainement un baume sur ce voyage obligé. ...malheureusement, tu n'étais pas du retour...qui fut presque à l'image de l'enfer, avec les roulottes enlignées les unes à la suite des autres sur l'asphalte brulante de l'autoroute, avec des policiers prêts à bondir sur tout ce qui roulait vite pour une contravention... et des sueurs dans le dos...!
Je pensais à Carlos Castaneda et Jacques Languirand vu qu'on en avait parlé à l'aller, et ça me faisait sourire... Castaneda l'imposteur que l'on lisait comme des fous d'expériences paranormales!
j'oubliais... la horde de loups le long de la 20 à la hauteur de Drumondville... et plus loin un orignal égaré.

-gap-
Des loups... Je croyais qu'ils étaient presque tous disparus au Québec.

-mcm-
Près de Saint-Hyacinthe, un troupeau de porcs évadés de leur enclos ne sachant que faire de leur liberté ralentissait la circulation. Devant le mont St-Hilaire une sale attaque de nouveaux développements résidentielles obstruait la vue, aux abords du fleuve sous un ciel d'orage, un rayon de soleil plombait direct sur le stade olympique de Taillibert, une vision du troisième type...Montréal ville industrielle, ville au mille clochers avec un stade qui encore et toujours est en appel d'offre pour un toit qui jamais ne s'est ouvert comme un mauvais saut en parachute.

lundi 8 mars 2010

atterrissage-4 : Être à sa place - #1




Ce texte a été publié en 2008 pour la xxxboite , un livre objet soulignant les dix ans du Studio xx.

Je l'avoue, je souffre de macranthropose sévère, conséquence d'un étalement phénoménal, mais nécessaire, de mon corps dans tous les recoins planétaires. Toutes ces mutations que je subis, suivent le courant de l'innovation, du renouvellement, de la rejunévation. L'aître que je suis prend l'allure de Cucoanes, ce personnage de la nouvelle «Le Macranthrope» de Mircea Eliade, qui devient l'image de l'univers en embrassant dans son gigantisme la voix du monde et l'apparence du cosmos. Son destin inévitable est de se mêler aux éléments pour finalement se dissoudre dans ces zones démesurées de la nature.

Né de la nécessité de me retrouver dans tous les travers du milieu, ce syndrome m'attache à mon image, me demande de l'élargir, de la peaufiner, de l'afficher, de la publiciser, de la mettre à jour quotidiennement pour continuer d'exister, pour toujours être à ma place ou du moins, pour la prendre, car comme l'écrivait Nicolas Bourriaud, «ce qui ne peut se commercialiser a pour destin de disparaître ». Conséquemment, je suis la spectatrice et la consommatrice de ma propre existence. Je participe entièrement à l'économie de l'égo et je me sens mieux.

Mon corps morcelé et distribué est classifié par contenus, par événements, par titre; par années, par sujet, par poids, par age, par profession; par statut familial, couche sociale, revenu salarial, comme mère, comme voisine, comme propriétaire de maison, de chien, de chat, de bateau, de résidence secondaire, comme cliente, comme patiente, comme citoyenne, comme descendante, femme, homme, enfant. J'existe à travers les archives, en long et en large, vous me voyez tranche par tranche, partie par partie.

Je tape mon nom et j'apparais ici et là en majuscule, en minuscule; un mot, une phrase, un rien. Je me jauge. Je me fais une idée de ma personne. Je n'existe que par vous qui recomposez avec les bribes que vous y trouvez l'idée de qui je suis. Ainsi, j'existe par ce moteur de recherche,cette base de données, par cette archive numérique. Je suis partout et malgré tout, je suis nul part... Drôle de paradoxe qui faisait écrire à Arlette Farge dans son ouvrage Le goût de l'archive «L'archive impose très vite une étonnante contradiction; en même temps qu'elle envahit et immerge, elle renvoie, par sa démesure, à la solitude»

Marie-Christiane Mathieu, 2007.

mardi 2 mars 2010

atterissage - 3: Quand le jupon dépasse



L’ÉNIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer) fut développé durant la Deuxième Guerre Mondiale afin de calculer la portée et la vitesse des trajectoires en balistique. Ce projet américain développé à la Moore School of Electrical Enginnering, de l’Université de Pennsylvanie, fut dessiné par John Mauchly et J. Preper Eckert, et décrit à l’époque comme la machine qui allait changer le monde.

Composée de quarante panneaux de huit pieds de haut, cette machine de métal noir tirait son pouvoir de 17,468 tubes à vide qui établissaient les relais entre l'information reçue et traitée. On y trouvait 70,000 transistors, 10,000 condensateurs et 3000 interrupteurs fonctionnant avec une programmation par câbles présents par douzaines. Constitué de vingt banques de témoins lumineux signalant les étapes de calcul, l’ÉNIAC additionnait jusqu’à 5,000 chiffres à la seconde. Pour apporter des modifications de programmation à ce monstre, il fallait ouvrir l’appareil et redistribuer les milliers d’interrupteurs et de connexions, une tâche complexe qui demandait de la force et un haut degré de patience. Le concept de l’ÉNIAC s’éloignait considérablement de celui de la machine universelle de Turing avec sa programmation écrite et la flexibilité de traitement des différentes entités numériques. Il n’était pas question de faire avec cette machine autre chose que du calcul de trajectoire.

Sur la photo prise le jour de son inauguration en février 1946, huit hommes civils et militaires sont regroupés devant l’immense ordinateur. Ils portent les noms de J. Presper Eckert, J. G. Brainerd, Sam Feltman, Capitaine H. H. Goldstine, Dr. J. W. Mauchly, Harold Pender, General G. M. Barnes, Colonel Paul N. Gillon. Ils sont ingénieurs, directeurs d’Université, général de l’Armée américaine. Tous fixent fièrement l’objectif de la caméra en esquivant un léger sourire.


Sur plusieurs documents photographiques, on constate la complexité de la machine qui tapisse avec des fils enchevêtrés et des circuits les murs d’un espace presque cinématographique. Le décor sombre donne aux scènes un caractère énigmatique digne d’un Citizen Kane. Debout, devant un panneau ou assise à un bureau, des femmes têtes penchées sur les documents qu’elles ont en main, ne fixent jamais l'objectif de la caméra. Sur les vignettes qui accompagnent ces documents de la U.S. Army, on lit «Woman behind card punch equipment, woman at background function table, A man in the background» Sur le site Historic Computer Images, http://ftp.arl.mil/historic-computers/, on lance un appel : Do You Know Who These People Are? Reconnaissez-vous quelqu’un sur ces photos? Peu à peu on retrace les personnes, les fantômes retrouvent leur identité, l’histoire se précise. Ces femmes sont les ordinatrices, «the human computers» comme les nommaient l’Armée américaine. Elles sont responsables de créer les tables de calcul qui déterminaient les trajectoires et les vitesses des missiles.


En 1943, une armée de quatre-vingt femmes et de trois hommes est recrutée à la More School de l’Université de Pensylvanie et engagée pour participer à une mission secrète. Ces gens doivent développer la programmation de l’ÉNIAC à partir de peu de choses. Avec quelques diagrammes indiquant le fonctionnement de la machine, aucun manuel en mains pour les aider, elles furent jusqu’en 1947 le cœur de la machine. Malgré leurs diplômes en mathématique, on les surnommait les «SP» pour «subprofessionals» ou sous-professionnelles. En 1945, alors que l’Armée octroie des fonds pour un projet expérimental, Kathleen McNutyMaychly Antonelli, Jean Jennings Bartik, Betty Synder Holberton, Marlyn Wescoff Melzer, Frances Bilas Spence et Ruth Lichterman Teitelbaum, six «invisible computers» ayant acquis un haut niveau de compétence en mathématique, deviendront «les programmeurs» (computers) du premier ordinateur numérique. Elles auront la tâche subséquente de transcrire cette programmation pour différents ouvrages scientifiques afin de transmettre aux chercheurs les méthodes et les formules appropriées. Il faut se rappeler que le monde des années 1940 est en guerre. Les hommes sont mobilisés et déployés en mission en Europe ce qui, d’une certaine façon, offre une chance inattendue pour ces femmes que l’on destinait inévitablement à l’enseignement des mathématiques. Elles auront eu l’avantage d’avoir répondu à une offre d’emploi envoyée par l’Armée et se seront retrouvées au centre de l’effervescence cybernétique. Impliquées et confrontées à des problèmes de haut niveau, elles ont répondu avec succès à ce qui leur était demandé.

Contrairement à Ada Lovelace ou à Alan Turing, ces mathématiciennes provenaient de la classe moyenne et n’avaient acquis aucun statut mythique qui puisse auréoler leur vie comme pour Lovelace et Turing. Elles étaient mariées, mère de famille, leur vie avait été sans histoire. Le jour du dévoilement de l’ÉNIAC en 1946, ces femmes furent retournées chez elles et aucun crédit ne leur fut accordé. En travaillant sans relâche à l’accroissement des vitesses de calcul de la machine, il aura fallu paradoxalement au-delà de cinquante ans pour reconnaître l’importance de leur travail dans le développement des ordinateurs. Nous devons leur réhabilitation à Kathy Kleiman, une historienne des technologies et à Sadie Plant, auteur de Zeroes + Ones : Digital Women and the New Technoculture qui ont fait voir qu’en dessous des habits militaires dépassait la dentelle d’un jupon.

Marie-Christiane Mathieu 2009

lundi 1 mars 2010

atterissage - 2: Alan Turing


Pour Alan Turing , (1912-1954) mathématicien britannique né à Londres et inventeur de la programmation moderne, il existe une très grande ressemblance entre le vertige poétique et le vertige mathématique , chacun de ces deux états s’exprimant symboliquement dans un langage codé afin d’accéder à une dimension autre. Un cas de figure incontournable de l’histoire de l’informatique, Alan Turing restaurera cent ans plus tard la pensée d’Ada Byron Lovelace qu’il créditera pour être la première programmatrice, tout genre confondu, celle dont la vision aura influencé incontestable ce que devait devenir l’informatique. Tout comme pour Ada Lovelace, Alan Turing montre, tout au long de sa vie, que le langage codé porte en lui l’équation d’un problème vital, une expression de soi. Dans, Alan Turing, l’homme qui inventa l’informatique, David Leavitt écrit,

«(…) son insistance pour remettre en question le fait que seuls les hommes seraient capables de penser avait attiré sur lui de fortes critiques dans les années quarante car sa demande de fair play envers les machines cachait une critique subtile des normes sociales qui niaient à une autre population – les homosexuels et les femmes – le droit à une existence légale et légitime […] ce qui est plus remarquable, c’est que certains de ses travaux mathématiques les plus obscurs portent la marque de cette conviction »

Dans les avancées informatiques du début du 20ième siècle, le travail de Turing suit le mouvement de concrétisation du langage mathématique en le libérant de ses interprétations métaphysiques. Un exercice de manipulations abstraites qui détermine les conditions concrètes de l'utilisation des symboles dans des opérations logiques, ce que l'on appelle les algorithmes, des séquences de signes assemblés dans des chaînes de caractères qui interagissent les unes sur les autres. L'objectif de ce travail est d'obtenir des phrasés mathématiques en utilisant un langage minimal, organisé de façon à répondre à des fonctions récursives.

La recherche qui immerge le mathématicien du début du XXe siècle dans un univers d'abstractions logiques, tente de démontrer l'autonomie des mathématiques en cherchant la formule universelle. Dans cette foulée, Alan Turing propose dans un article intitulé On Computable Numbers with an application to the Enstscheindungsproblem, publié en 1936, un agencement logique qui, contrairement aux formules développées jusque-là, permet de transmettre sur un ruban des ordres exécutables par une possible machine numérique. Nommée Machine à Turing, cette proche parente de la Machine Analytique de Babbage rassemble dans un concept toujours abstrait tous les éléments pour produire le premier ordinateur. Comme Lovelace, Turing utilise deux systèmes d'encodage. Le premier encodage inscrit sur un ruban contient l'information à traiter. Le deuxième encodage, inscrit sur un deuxième ruban, contient le programme de la machine qui traitera l'information en donnant des réponses spécifiques. Turing introduit avec cette machine deux nouveaux concepts celui de software, le programme, et celui de hardware, la quincaillerie. En 1945, un premier projet de machine verra le jour sur papier. Nommé ACE (Automatic Computing Engin) la machine aura la capacité de «s’attaquer à des problèmes dans leur ensemble. Plutôt que de continuellement nécessiter une intervention humaine pour sortir les données et les remettre au moment approprié, la machine s’occupera de tout cela»

Cette machine pourrait-elle être objet pensant? Quoi que semblant valider cette idée avec beaucoup de réticence, Turing, dans un article intitulé: Computing Machinery and Intelligence, publié en 1950, propose une idée étonnante sous-entendue dans le travail de Lovelace. Plutôt que de parler d’une machine qui imiterait l’activité humaine, il propose d’imiter les processus d’apprentissage et suggère que la machine ne soit pas programmée sur le modèle d’une intelligence adulte mais sur celui d’un enfant (comme ce fut le cas pour le monstre de Frankenstein). Considérant l'importance des apprentissages dans le devenir d’un individu, il recommande de façonner l'intelligence artificielle à partir d'une programmation vierge de toute règle de conduite ou de comportement. Il évalue l'état initial de l’intelligence à la naissance en intégrant mathématiquement les facteurs élémentaires innés auxquels s’ajouteront dans le temps les acquis liés à l'éducation et toute autre expérience à laquelle la machine sera soumise. Toutefois, Turing suggère qu'on y intègre dès sa construction, un système de base formé de propositions et de définitions bien établis tels «des hypothèses, des théorèmes dont la preuve est mathématique, des affirmations provenant d'une autorité, des expressions ayant la forme logique d'une proposition mais sans valeur de croyance» . Cette programmation naturelle et autonome utilisant un langage qui prendra du vocabulaire avec le temps, suivra la logique d’une implémentation continue en traitant l’information reçue tout au long de la vie de la machine ce qui, à prime abord, semble difficile car comme il l’explique dans Mind, un article de 1950, les règles sont plutôt invariables.

«How can the rules of a machine change? They should describe completely how the machine will react whatever its history migh be, whatever changes it might undergo. The rules are thus quite time-invariant…»

L’histoire d’Alan Turing nous plonge dans les aléas absurdes des conventions et des règles qui gèrent la société. On aborderait bien sincèrement la grandeur de l’homme, cet étrange surdoué, mathématicien original et héros qui avait brisé le code secret Enigma utilisé pour crypter les messages des allemands pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Tenu doublement au secret pour ce travail de décryptage et pour son homosexualité toujours avoué, Turing fut rapidement éloigné des cercles de la recherche scientifique voire ignoré. Nous devons sa réhabilitation à Andrew Hodges, qui dans une biographique de six cents pages publié en 1983, rétablit les faits et redonne à Turing la paternité de plusieurs concepts ayant révolutionnés le fonctionnement des machines intelligentes par l’intégration d’un langage propre, dont plusieurs avaient été accaparé par John von Neumann pour le développement de l’ÉNIAC.

Poursuivi en 1952 pour grossière indécence, c’est ainsi que l’on qualifiait l’homosexualité à l’époque, Turing dut choisir entre la prison ou le traitement hormonal. Souhaitant abréger ses souffrances psychologiques, il opta pour la castration chimique laquelle s’avéra évidemment tragique. Dans une lettre envoyée à son ami Norman Routledge et signée, Alan dans la détresse, il écrit ce syllogisme, Turing believes that machines think; Turing lies with men; Therefore machines do not think . Cette phrase renvoie à la confrontation Turing - Wittgenstein sur le paradoxe du menteur (et donc de la vérité), thème central de Turing dans sa recherche sur l’Enstscheindungsproblem que Wittgenstein réduira à un simple jeu de mots : «Si un homme dit : « Je mens », on dit qu’il ne ment donc pas, ce qui entraine qu’il mente et ainsi de suite. Et alors ? On peut continuer comme ça jusqu’à en avoir la tête qui tourne.» La phrase que Turing écrit à Routledge freine soudainement cet étourdissement en identifiant « l’homme qui ment». Suivant la logique de Wittgenstein, l’homme ne ment pas car il dit la vérité, l’homme couche avec les hommes, le mot «lies» ayant le double sens de mentir et s’étendre.

En 1954, Turing se suicide. N’utilisant ni la strangulation ou le tir violent de la balle dans la tête, la mort de Turing est une mise en scène reprenant la séquence du film Blanche Neige et les sept nains où la jeune fille au cheveux d’ébène croque dans une pomme rouge offerte par une vielle femme. Interprétant à la fois la Reine et Blanche Neige, Turing croquera dans la pomme qu’il aura lui-même trempée dans une potion de cyanure (Un geste référencé à nul autre que Blanche Neige et les sept nains de Walt Disney dont il connaissait par cœur les mots chantés par la Reine. In David Leavitt, Alan Turing, l’homme qui inventa l’informatique, p132.).

On pourrait penser qu'en signe de reconnaissance à son travail et à ses inventions, cette pomme croquée aux couleurs arc-en-ciel se retrouva sur les millions d’ordinateurs de la planète Apple à partir des année 1977. Ce supposé hommage crypté ne semble pourtant pas être endossé par l'entreprise de Steeve Jobs.

Marie-Christiane Mathieu, 2009

dimanche 28 février 2010

atterissage -1 : Ada, fille de Lord Byron



Lors d'un après-midi pluvieux sur les rives du lac de Genève, Piercy Bysshe Sheyley , Mary Wollstonecraft Shelly et quelques amis en visite chez Lord Byron alors exilé en Suisse, discutent de vie et d'intelligence artificielles. En cherchant à tromper l’ennui de cette journée grise, ils se lancent le défi d’écrire une histoire de peur. Ils inventent un conte étrange qui met en scène un scientifique fou intrigué par les nouvelles capacités électriques de générer la vie. Peu de temps après cet exercice, le projet de créature artificielle voit le jour dans l’ouvrage Frankenstein, ou Prométhé moderne (1818), écrit par Mary Wollstonecraft Shelley à peine âgée de dix-neuf ans. À l’image des golems de la tradition juive, le monstre du Dr Frankenstein, symbolise la puissance de la technologie et de ses incidences sur la vie des hommes. Alors que la créature de Shelly nait du pouvoir de l’électricité, le Golem tire son énergie vitale de la puissance des mots qui lui sont mis en bouche par son maître, une analogie intéressante pour expliquer la fonction du langage logique développé dans la programmation informatique. Ce qui étonnera dans ce qui suit, est que cette transformation du langage qui exécute-ce-qu’il-dit sera inventé par Ada Byron, fille du légendaire poète Byron laquelle se penchera sur les problèmes symboliques des chiffres, un processus qu’elle comparera à celui de la création poétique.

Augusta Ada Byron Comtesse de Lovelace, (1815-1852) développe ces premiers phrasés de programmation pour le compte de Charles Babbage (1792-1871), inventeur de la Machine Analytique,l’ancêtre de nos ordinateurs. L’apport incontestable d’Ada Byron repose sur l’invention d’une programmation en deux temps afin de permettre à la machine de traiter différents types de contenus. En développant cette logique des nombres, Augusta Ada Byron Lovelace projette une vision singulière de la machine intelligente à l’époque du renouveau scientifique qui entame l’ère industrielle britannique. Cette idée de concevoir deux programmes distincts permet, selon Lovelace, que la machine soit universelle et accomplisse des tâches aussi diverses que de traiter du son, d'exécuter des graphiques ou simplement de répondre à des opérations de calcul. John Fuegi et Jo Francis écrivent qu’elle est la première personne à avoir traversé le seuil conceptuel de la machine à calculer en discernant d’une part sa capacité à produire des successions rapides d’opérations mathématiques et d’autre part à substituer symboliquement ces chiffres à d’autres types d’entités. Cent ans plus tard, Alan Turing reprendra les principes de programmation développés par «l’enchanteresse des chiffres» , en les qualifiant de «prophetic insight» c’est-à-dire d’intuitions prophétiques.

Ce qui frappe dans l’histoire d’Augusta Ada Byron Lovelace sont les événements qui entourent sa naissance et son éducation. Fille du poète Lord Byron de qui elle sera éloignée cinq semaines après sa naissance, Ada Byron recevra une éducation rigide axée sur l’apprentissage des mathématiques qui selon sa mère, Lady Byron aussi mathématicienne, l’éloignera de tout épanchement fantasme pouvant faire ressurgir la fibre paternelle.

«Mathematics was first for Lady Byron (mère de Ada) a mode of moral discipline. Accordingly, she arranged a full study schedule for her child, emphasizing music and arithmetic – music to be put to purposes of social service, aritmetic to train the mind.»

En tentant de détourner l’héritage controversé du père par les mathématiques et en évacuant toute forme d’épanchement de l’âme dans un enrôlement d’exercices logiques, elle ouvre à sa fille un monde fermé à la plupart des femmes de l’époque. Conséquemment, la vie d’Augusta Ada Byron s’ancre dans la logique mathématique dès l’âge de 6 ans et ceci dans une discipline rigoureuse et sévère. A 17 ans, n’ayant aucune possibilité de fréquenter les institutions universitaires, les femmes n’y étant pas acceptées, elle est prise en charge par Charles Babbage dont elle a admiré le travail sur la Machine Différentielle et par Mary Somerville une mathématicienne et commissaire d’exposition scientifique, un modèle féminin pour la jeune Ada. Après s’être mariée en 1835 à William King, 1er compte Lovelace et avoir eu trois enfants, elle suivra une série de formations avec différents professeurs dont Augustus De Morgan, professeur de mathématique à l’Université College de Londres. Pendant plusieurs années elle sera impliquée dans l’écriture des Notes , une longue série de commentaires et d’explications qui décrivent en profondeur le fonctionnement de la Machine Analytique de Babbage. Ce texte d’une grande clairvoyance pousse les capacités de la machine au-delà de ce qui était possible de penser à l’époque. Elle écrit :

«It may be desirable to explain, that by the word operation, we mean any process which alters the mutual relation of two or more things. […] This is the most general definition, and would include all subjects in the universe. […] But the science of operation as derived from mathematics more especially, is a science of itself, and has its own abstract thruth and value […] First, the symbols of operation are frequenlty also the symbols of the results of operation, as when they are the indices of powers. […] Again it might act upon other things besides number, were objects found whose mutual fundamental relations could be expressed by those of the abstract science of operation, and which should be also susceptible of adaptations to the action of the operating notation and mechanism of the engine.»

Au grand dam de la Comtesse, la machine analytique ne verra jamais le jour. Celle-ci pressée de voir cette machine fonctionner sermonnera régulièrement Babbage qui selon elle, utilise plus souvent qu’autrement les mauvaises stratégies dans la concrétisation de son œuvre : «finish your ‘tit-tat-to’ game, she wrote in a chatty note in 1848; complete something!» En parlant de cette machine et malgré l’accouchement de ses trois enfants, on lira dans sa correspondance avec Charles Babbage, «Well, I am very much satisfied with this first child of mine. He is an enormously find baby and will grow to be a man of the first magnitude and power.»

John Fuegi et Jo Francis soulèvent l’implication passionnée d’Ada dans l’élaboration de cette machine et le développement d’un langage original. En lisant «Lovelace & Babbage and the Creation of the 1843 ‘Notes’» on saisit le dépassement du maître et la presque abdication de celui-ci devant la projection visionnaire de son élève, «Ever my fair Interpretess, Your faithful slave, C. Babbage» conclut-il dans une lettre datée du 12 septembre 1843. Dr. Doron Swade, directeur du projet de l’exposition «Babbage Engine» au Computer History Museum de la Californie, affirme qu’Ada a vu dans l’invention de la Machine Analytique quelque chose ayant échappé à son concepteur qui ne voyait en elle qu’une machine à calculer des chiffres. La vision d’Ada Byron Lovelace annonçait l’ère numérique. Voici ce qu’elle écrit,

«Supposing, for instance, that the fundamental relations of pitched sounds in the science of harmony and of musical composition were susceptible of such expression and adaptation, the engine might compose elaborate and scientific pièces of music of any degree of complexity or extent.»

À travers l’acharnement d’Ada et sa conviction à vouloir concrétiser ce projet on entend aussi autre chose. Plusieurs analyses concluent qu’il y a dans cet engouement pour ne pas dire dans cet enfermement des chiffres une transposition intimement liée à la résolution de ses problèmes personnels. Comme l’écrira Joan Baum, cette femme aura été dirigée dès un très jeune âge vers les mathématiques afin qu’elle puisse mieux contrôler des émotions débordantes pouvant éveiller au monde l’héritage génétique de son père. Quoique très discrète au sujet de sa filiation, Ada portera la lourde responsabilité d’être la fille légitime du poète à qui elle sera fréquemment comparée. Sa détermination et sa passion souvent qualifiées de byroniques révèlent des états d’âme tumultueux mélangés d’envolées mystiques et mefistoliennes, «I am simply the instrument for the divine purpose to act on & thro…» écrira-t-elle à sa mère en 1844, «Like the Prophets of old, I shall speak the voice I am inspired with...» considérant que les abstractions mathématiques contribuent à la pureté de l’âme. Insidieusement, tout ce travail mathématique et la rédaction des Notes sur la Machine Analytique se mesurent à la grandeur de l’œuvre de Byron qu’elle n’aura jamais connu. Elle écrit, «I do not belive that my father was (or ever could have been) such a Poet as I shall be an Analyst (&metaphysician), for with me the two go together indissolubly». Elle écrira aussi «Our family are an alternate stratification of poetry and mathematic» . Ce qui se confirme avec le désir absolu de rédiger ces notes et ultimement d’y apposer sa signature est sans contredit d’entrer dans l’histoire au côté de l’auteur de Canto III (1816). La consécration d’Ada n’eut pas lieu telle qu’elle le désirait. Plusieurs années après sa mort en 1852, Charles Babbage dans Passages From the Life of a Philosopher écrit en 1864, introduira le chapitre sur la Machine Analytique par une ligne du poème Prophecy of Dante écrit par Byron en 1819 : «Man wrongs, and time avenges».

Marie-Christiane Mathieu, 2009